En 1972, l'avortement est encore une infraction en France. Dans cette affaire dite affaire de Bobigny, Marie-Claire, une lycéenne de 16 ans est violée et tombe enceinte. Ayant décidé d'interrompre cette grossesse, elle sollicite l'aide de sa mère, Mme Chavalier. Une fois l'avortement pratiqué, la mère est poursuivie pour complicité d'avortement sur le fondement de l'article 317 ancien du Code pénal français. C'est alors Maître Gisèle Halimi qui la défendra.
À la lecture de sa plaidoirie ci-dessous retranscrite, je n'ai pas pu m'empêcher de penser à la question de l'avortement au Maroc. À vrai dire, j'ai trouvé dans chaque ligne de cette plaidoirie une raison d'abroger les articles du Code pénal marocain pénalisant l'avortement. Je vous souhaite une excellente lecture.
« Monsieur
le président, Messieurs du tribunal,
Je
ressens avec une plénitude jamais connue à ce jour un parfait accord entre mon
métier qui est de plaider, qui est de défendre, et ma condition de femme.
Je ressens donc au premier plan, au plan physique, il faut
le dire, une solidarité fondamentale avec ces quatre femmes, et avec les
autres.
Ce que j’essaie d’exprimer ici, c’est que je m’identifie
précisément et totalement avec Mme Chevalier et avec ces trois femmes présentes
à l’audience, avec ces femmes qui manifestent dans la rue, avec ces millions de
femmes françaises et autres.
Elles sont ma famille. Elles sont mon combat. Elles sont ma
pratique quotidienne.
Et si je ne parle aujourd’hui, Messieurs, que de
l’avortement et de la condition faite à la femme par une loi répressive, une
loi d’un autre âge, c’est moins parce que le dossier nous y contraint que parce
que cette loi est la pierre de touche de l’oppression qui frappe les femmes.
C’est toujours la même classe, celle des femmes pauvres,
vulnérables économiquement et socialement, cette classe des sans-argent et des
sans-relations qui est frappée.
Voilà vingt ans que je plaide, Messieurs, et je pose chaque
fois la question et j’autorise le tribunal à m’interrompre s’il peut me
contredire. Je n’ai encore jamais plaidé pour la femme d’un haut commis de
l’État, ou pour la femme d’un médecin célèbre, ou d’un grand avocat, ou d’un
P-DG de société, ou pour la maîtresse de ces mêmes messieurs.
Je pose la question. Cela s’est-il trouvé dans cette enceinte
de justice ou ailleurs ? Vous condamnez toujours les mêmes, les « Mme
Chevalier ». Ce que nous avons fait, nous, la défense, et ce que le
tribunal peut faire, ce que chaque homme conscient de la discrimination qui
frappe les mêmes femmes peut faire, c’est se livrer à un sondage très simple.
Prenez des jugements de condamnation pour avortement, prenez les tribunaux de
France que vous voudrez, les années que vous voudrez, prenez cent femmes
condamnées et faites une coupe socio-économique : vous retrouverez
toujours les mêmes résultats :
- 26 femmes sont sans profession, mais de milieu modeste,
des « ménagères » ;
- 35 sont employées de bureau (secrétaires-dactylos) :
au niveau du secrétariat de direction, déjà, on a plus d’argent, on a des
relations, on a celles du patron, un téléphone… ;
- 15 employées de commerce et de l’artisanat (des
vendeuses, des coiffeuses…) ;
- 16 de l’enseignement primaire, agents techniques,
institutrices, laborantines ;
- 5 ouvrières ;
- 3 étudiantes.
Autre exemple de cette justice de classe qui joue, sans la
moindre exception concernant les femmes : le manifeste des 343.
Vous avez entendu à cette barre trois de ses signataires.
J’en suis une moi-même. Trois cent quarante trois femmes (aujourd’hui, trois
mille) on dénoncé le scandale de l’avortement clandestin, le scandale de la
répression et le scandale de ce silence que l’on faisait sur cet avortement.
Les a-t-on seulement inculpées ? Nous a-t-on seulement interrogées ?
Je pense à Simone de Beauvoir, à Françoise Sagan, à Delphine Seyrig – que vous
avez entendues – Jeanne Moreau, Catherine Deneuve… Dans un hebdomadaire à grand
tirage, je crois, Catherine Deneuve est représentée avec la légende :
« La plus jolie maman du cinéma français » ; oui certes, mais
c’est aussi « la plus jolie avortée du cinéma français » !
Retournons aux sources pour que Marie-Claire, qui s’est
retrouvée enceinte à seize ans, puisse être poursuivie pour délit d’avortement,
il eût fallu prouver qu’elle avait tous les moyens de savoir comment ne pas
être enceinte, et tous les moyens de prévoir.
Ici, Messieurs, j’aborde le problème de l’éducation
sexuelle.
Vous avez entendu les réponses des témoins. Je ne crois pas
que, sur ce point, nous avons appris quelque chose au tribunal. Ce que je
voudrais savoir, c’est combien de Marie-Claire en France ont appris qu’elles
avaient un corps, comment il était fait, ses limites, ses possibilités, ses
pièges, le plaisir qu’elles pouvaient en prendre et donner ?
Combien ?
Très peu, j’en ai peur.
Il y a dans mon dossier une attestation de Mme Anne Pério,
professeur dans un lycée technique, qui indique que, durant l’année scolaire
1971-1972, il y a eu treize jeunes filles entre dix-sept ans et en vingt ans en
état de grossesse dans ce lycée. Vous avez entendu, à l’audience, Simone Iff,
vice-présidente du Planning familial. Elle est venue vous dire quel sabotage
délibéré les pouvoirs publics faisaient précisément de cet organisme qui était
là pour informer, pour prévenir, puisque c’est de cela qu’il s’agit.
Vous avez, Messieurs, heureusement pour vous, car je vous ai sentis accablés sous le poids de mes témoins et de leur témoignage, échappé de
justesse à deux témoignages de jeunes gens de vingt ans et de dix-sept ans, mes
deux fils aînés, qui voulaient venir à cette barre. Ils voulaient vous dire
d’abord à quel point l’éducation sexuelle avait été inexistante pendant leurs
études. L’un est dans un lycée et l’autre est étudiant. Ils voulaient faire –
il faut le dire – mon procès. Mon procès, c’est-à-dire le procès de tous les
parents. Car l’alibi de l’éducation sexuelle, à la maison, il nous faut le
rejeter comme quelque chose de malhonnête.
Je voudrais savoir combien de parents – et je parle de
parents qui ont les moyens matériels et intellectuels de le faire – abordent
tous les soirs autour de la soupe familiale l’éducation sexuelle de leurs
enfants.
Mme Chevalier, on vous l’a dit, n’avait pas de moyens
matériels, et elle n’avait pas reçu elle-même d’éducation sexuelle. Je parle de
moi-même et de mes rapports avec mes enfants. Moi, je n’ai pas pu le faire.
Pourquoi ? Je n’en sais rien. Mais je peux peut-être essayer de
l’expliquer. Peut-être parce que, entre les parents et les enfants, il y a un
rapport passionnel, vivant, vivace, et c’est bon qu’il en soit ainsi ; peut-être
aussi parce que, pour les enfants, il y a cette image des rapports amoureux des
parents et que cela peut culpabiliser les enfants et la mère ? Toujours
est-il que l’on ne peut décider que les parents auront l’entière responsabilité
de l’éducation sexuelle. Il faut des éducateurs spécialisés, quitte pour les
parents à apporter, en quelque sorte, une aide complémentaire.
Pourquoi ne pratique-t-on pas l’éducation sexuelle dans les
écoles puisqu’on ne veut pas d’avortement ?
Pourquoi ne commence-t-on pas par le commencement ?
Pourquoi ?
Parce que nous restons fidèles à un tabou hérité de nos
civilisations judéo-chrétiennes qui s’oppose à la dissociation de l’acte sexuel
et de l’acte de procréation. Ils sont pourtant deux choses différentes. Ils
peuvent être tous les deux actes d’amour, mais le crime des pouvoirs publics et
des adultes est d’empêcher les enfants de savoir qu’ils peuvent être dissociés.
Deuxième responsabilité :
L’accusation, je le lui demande, peut-elle établir qu’il
existe en France une contraception véritable, publique, populaire et
gratuite ? Je ne parle pas de la contraception gadget, de la contraception
clandestine qui est la nôtre aujourd’hui. Je parle d’une véritable
contraception. Je dois dire que j’ai cru comprendre que même la contraception
était prise à partie dans ce débat.
Je dois dire qu’il m’est arrivé de parler à plusieurs reprises
de ce problème, publiquement. J’ai eu face de moi des hommes d’Église :
même eux n’avaient pas pris cette position. La contraception, à l’heure
actuelle, c’est peut-être 6% ou 8% des femmes qui l’utilisent. Dans quelles
couches de la population ? Dans les milieux populaires, 1% !
Dans la logique de la contraception, je dis qu’est inscrit
le droit à l’avortement.
Supposons que nous ayons une parfaite éducation sexuelle.
Supposons que cela soit enseigné dans toutes les écoles. Supposons qu’il y ait
une contraception véritable, populaire, totale, gratuite. On peut rêver…
Prenons une femme libre et responsable, parce que les femmes sont libres et
responsables. Prenons une de ces femmes qui aura fait précisément ce que l’on
reproche aux autres de ne pas faire, qui aura manifesté constamment,
régulièrement, en rendant visite à son médecin, sa volonté de ne pas avoir
d’enfants et qui se trouverait, malgré tout cela, enceinte.
Je pose alors la question : « Que faut-il
faire ? »
J’ai posé la question à tous les médecins. Ils m’ont tous
répondu, à l’exception d’un seul : « il faut qu’elle avorte ».
Il y a donc inscrit, dans la logique de la contraception, le droit à l’avortement.
Car personne ne peut soutenir, du moins je l’espère, que l’on peut donner la
vie par échec. Et il n’y a pas que l’échec. Il y a l’oubli. Supposez que l’on
oublie sa pilule. Oui. On oublie sa pilule. Je ne sais plus qui trouvait cela
absolument criminel. On peut oublier sa pilule. Supposez l’erreur. L’erreur
dans le choix du contraceptif, dans la pose du diaphragme.
L’échec, l’erreur, l’oubli…
Voulez-vous contraindre les femmes à donner la vie par
échec, par erreur, par oubli ? Est-ce que le progrès de la science n’est
pas précisément de barrer la route à l’échec, de faire échec à l’échec, de
réparer l’oubli, de réparer l’erreur ? C’est cela, me semble-t-il, le
progrès. C’est barrer la route à la fatalité et, par conséquence, à la fatalité
physiologique.
J’ai tenu à ce que vous entendiez ici une mère célibataire.
Le tribunal, je l’espère, aura été ému par ce témoignage. Il y a ici des
filles, des jeunes filles qui, elles, vont jusqu’au bout de leur grossesse pour
des raisons complexes, mais disons, parce qu’elles respectent la loi, ce fameux
article 317. Elles vont jusqu’au bout.
Que fait-on pour elles ? On les traites de putains. On
leur enlève leurs enfants, on les oblige, la plupart du temps, à les
abandonner ; on leur prend 80% de leur salaire, on ne se préoccupe pas du
fait qu’elles sont dans l’obligation d’abandonner leurs études. C’est une
véritable répression qui s’abat sur les mères célibataires. Il y a là une
incohérence au plan de la loi elle-même.
J’en arrive à ce qui me paraît le plus important dans la
condamnation de cette loi. Cette loi, Messieurs, elle ne peut pas survivre et,
si l’on m’écoutait, elle ne pourrait pas survivre une seconde de plus :
Pourquoi ?
Pour ma part, je pourrais me borner à dire : parce
qu’elle est contraire, fondamentalement, à la liberté de la femme, cet être,
depuis toujours opprimé. La femme était esclave disait Bebel, avant même que
l’esclavage fût né. Quand le christianisme devint une religion d’État, la femme
devint le « démon », la « tentatrice ». Au Moyen Âge, la
femme n’est rien. La femme du serf n’est même pas un être humain. C’est une
bête de somme. Et malgré la Révolution où la femme émerge, parle, tricote, va
aux barricades, on ne lui reconnaît pas la qualité d’être humain à part
entière. Pas même le droit de vote. Pendant la Commune, aux canons, dans les
assemblées, elle fait merveille. Mais une Louise Michelle et une Hortense David
ne changeront pas fondamentalement la condition de la femme.
Quand la femme, avec l’ère industrielle, devient
travailleur, elle est bien sûr – nous n’oublions pas cette analyse fondamentale
– exploitée comme les autres travailleurs.
Mais à l’exploitation dont souffre le travailleur, s’ajoute
un coefficient de surexploitation de la femme par l’homme, et cela dans toutes
les classes.
La femme est plus qu’exploitée. Elle est surexploitée. Et
l’oppression – Simone de Beauvoir le disait tout à l’heure à la barre – n’est
pas seulement celle de l’économie.
Elle n’est pas seulement celle de l’économie, parce que les
choses seraient trop simples, et on aurait tendance à schématiser, à rendre
plus globale une lutte qui se doit, à un certain moment, d’être fractionnée.
L’oppression est dans la décision vieille de plusieurs siècles de soumettre la
femme à l’homme. « Ménagère ou courtisane », disait d’ailleurs
Proudhon qui n’aimait ni les juifs, ni les femmes. Pour trouver le moyen de
cette soumission, Messieurs, comment faire ? Simone de Beauvoir vous l’a
très bien expliqué. On fabrique à la femme un destin : un destin
biologique, un destin auquel aucune d’entre nous ne peut ou n’a le droit
d’échapper. Notre destin à toutes, ici, c’est la maternité. Un homme se
définit, existe, se réalise, par son travail, par sa création, par l’insertion
qu’il a dans le monde social. Une femme, elle, ne se définit que par l’homme
qu’elle a épousé et les enfants qu’elle a eus.
Telle est l’idéologie de ce système que nous récusons.
Savez-vous, Messieurs, que les rédacteurs du Code civil,
dans leur préambule, avaient écrit ceci et c’est tout le destin de la femme :
« La femme est donnée à l’homme pour qu’elle fasse des enfants… Elle est
donc sa propriété comme l’arbre à fruits est celle du jardinier. » Certes,
le Code civil a changé, et nous nous en réjouissons. Mais il est un point
fondamental, absolument fondamental sur lequel la femme reste opprimée, et il
faut, ce soir, que vous fassiez l’effort de nous comprendre.
Nous n’avons pas le droit de disposer de nous-mêmes.
S’il reste encore au monde un serf, c’est la femme, c’est
la serve, puisqu’elle comparaît devant vous, Messieurs, quand elle n’a pas obéi
à votre loi, quand elle avorte. Comparaître devant vous. N’est-ce pas déjà le
signe le plus certain de notre oppression ? Pardonnez-moi, Messieurs, mais
j’ai décidé de tout dire ce soir. Regardez-vous et regardez-nous. Quatre femmes
comparaissent devant quatre hommes… Et pour parler de quoi ? De sondes,
d’utérus, de ventres, de grossesses, et d’avortements !...
- Croyez-vous
que l’injustice fondamentale et intolérable n’est pas déjà là ?
- Ces
quatre femmes devant ces quatre hommes !
- Ne croyez-vous pas que c’est là le signe de ce
système oppressif que subit la femme ? Comment voulez-vous que ces femmes
puissent avoir envie de faire passer tout ce qu’elles ressentent jusqu’à
vous ? Elles ont tenté de le faire, bien sûr, mais quelle que soit votre
bonne volonté pour les comprendre – et je ne la mets pas en doute – elles ne
peuvent pas le faire. Elles parlent d’elles-mêmes, elles parlent de leur corps,
de leur condition de femmes, et elles en parlent à quatre hommes qui vont tout
à l’heure les juger. Cette revendication élémentaire, physique, première,
disposer de nous-mêmes, disposer de notre corps, quand nous la formulons, nous
la formulons auprès de qui ? Auprès d’hommes. C’est à vous que nous nous
adressons.
-
Nous vous disons : « Nous, les femmes,
nous ne voulons plus être des serves ».
Est-ce que
vous accepteriez, vous, Messieurs, de comparaître devant des tribunaux de
femmes parce que vous auriez disposé de votre corps ?... Cela est
démentiel !
Accepter
que nous soyons à ce point aliénées, accepter que nous ne puissions pas
disposer de notre corps, ce serait accepter, Messieurs, que nous soyons de
véritables boîtes, des réceptacles dans lesquels on sème par surprise, par
erreur, par ignorance, dans lesquels on sème un spermatozoïde. Ce serait
accepter que nous soyons des bêtes de reproduction sans que nous ayons un mot à
dire.
L’acte de
procréation est l’acte de liberté par excellence. La liberté entre toutes les
libertés, la plus fondamentale, la plus intime de nos libertés. Et personne,
comprenez-moi, Messieurs, personne n’a jamais pu obliger une femme à donner la
vie quand elle a décidé de ne pas le faire.
En jugeant
aujourd’hui, vous allez vous déterminer à l’égard de l’avortement et à l’égard
de cette loi et de cette répression, et surtout, vous ne devrez pas esquiver la
question qui est fondamentale. Est-ce qu’un être humain, quel que soit son
sexe, a le droit de disposer de lui-même ? Nous n’avons plus le droit de l’éviter.
J’en ai
terminé et je pris le tribunal d’excuser la longueur de mes explications. Je
vous dirai seulement encore deux mots : a-t-on encore, aujourd’hui, le
droit, en France, dans un pays que l’on dit "civilisé", de condamner des femmes
pour avoir disposé d’elles-mêmes ou pour avoir aidé l’une d’entre elles à
disposer d’elle-même ? Ce jugement, Messieurs, vous le savez – je ne fuis
pas la difficulté, et c’est pour cela que je parle de courage – ce jugement de
relaxe sera irréversible, et à votre suite, le législateur s’en préoccupera.
Nous vous le disons, il faut le prononcer, parce que nous, les femmes, nous, la
moitié de l’humanité, nous sommes mises en marche. Je crois que nous n’accepterons
plus que se perpétue cette oppression.
Messieurs,
il vous appartient aujourd’hui de dire que l’ère d’un monde fini commence. »