mercredi 19 septembre 2018

Saâd Lemjarred, censure et présomption d'innocence

La question de la censure des personnes poursuivies ou coupables n’est pas nouvelle. Plus qu’une question d’ordre juridique ou moral, c’est une question philosophique. 
Malheureusement, je ne suis pas philosophe, mais j’ai toujours eu une certaine idée de la justice.

Un certain nombre de personnes ont interpellé une radio sur twitter, lui sommant d’arrêter la diffusion des chansons de cet artiste par ailleurs poursuivi pour viol, au motif que celles-ci constitueraient une incitation à la culture du viol.
Au-delà de la culpabilité ou de l’innocence de Saâd Lamjarred qui reste d’ailleurs à démontrer, les affaires dans lesquelles il serait impliqué étant en cours d’instruction, je me suis demandée ce qui pourrait légalement justifier une telle demande.

Faut-il, au nom d’une certaine morale ou éthique, prôner la censure des chansons de Saâd Lamjarred ? 

La question n’est pas nouvelle et s’est déjà posée pour de nombreux artistes, auteurs, etc. Systématiquement, elle a vu s’opposer deux opinions différentes : l’opinion de ceux qui pensent que la morale ou l’éthique dicte une telle censure et, en face, l’opinion de ceux qui pensent que la loi s’oppose à cette censure. 

En l’espèce, en ce qui concerne la première catégorie, rares étaient les personnes qui souhaitaient faire une analyse des paroles des chansons de l’artiste afin d’en déterminer le contenu incitatif au viol. En fait, la censure avait un seul objectif : la censure elle-même.

L’opinion contraire, quant à elle, repose à mon sens sur des argument plus solides. Précisément deux arguments. D’une part, la liberté d’expression et, d’autre part, la présomption d’innocence.

Une remarque préliminaire s’impose et elle est fondamentale. 

Faire un raisonnement juridique, ce n’est pas être “légaliste”, au sens négatif du terme. Nous vivons et évoluons dans une société où la loi est censée être notre pacte social, ce qui nous permet de vivre ensemble.

Le “légalisme”, n’en déplaise à certains, est ce qui est censé m’assurer, en tant que citoyenne, que mes droits seront respectés, y compris mon intégrité physique.

Le droit, avant toute éthique ou morale, est ce qui est censé me garantir que je ne serai ni agressée sexuellement ni violée. Par conséquent, la loi, au sens large, presque “moral” (allez !) du terme, doit être la base de tout.

L’Etat est la personne qui doit garantir le respect indéfectible des lois et donc la sécurité de ses citoyens. Plus particulièrement, les procureurs du Roi ont le devoir d’engager des poursuites toutes les fois où la loi n’est pas respectée et que les intérêts de la société toute entière sont bafoués.

Au Maroc, les procureurs font rarement leur travail et c’est ce qui induit un sentiment d’impunité chez tous ceux qui nous agressent et nous violent tous les jours.

En effet, la loi n’est qu’un ornement quand elle n’est pas suivie d’une application assidue pour veiller à son respect. 

Mais venons-en donc aux deux arguments susmentionnés. 

Pourquoi faudrait-il défendre le droit à la liberté d’expression de Saâd Lamjarred ? 

J’étais étonnée d’entendre que pour punir une personne mise en examen pour viol, il faille interdire la diffusion de ses chansons.

D’abord, je ne voyais pas vraiment le lien entre ces deux questions.

Il me semble dangereux que la place publique puisse imposer des sanctions qui ne sont pas prévues par la loi.

Si les chansons de Saâd Lamjarred contiennent des paroles incitant au viol, mon hésitation n’aurait pas été la même. Mais le fait est que, tout au plus, ses chansons sont sexistes et le sexisme, n’est pas encore une infraction pénale, malheureusement. 

En réalité, inciter à la censure de Saâd Lamjarred, c’est inciter à la censure de tout autre artiste, coupable d’un délit ou non, en liberté ou non. 
Pourquoi ? Parce que cette censure n’a pas un fondement légal mais moral. La morale d’un peuple n’est pas uniforme. Demain un ministre interdira la publication d’un film, prenons au hasard Much Love, parce qu’il parle de sujets tabous comme la prostitution ou la chanson d’un rappeur, prenons au hasard l7a9ed, parce qu’il critique le régime.

Indirectement, même sur des fondements moraux différents, accepter de censurer de Saâd Lemjarred, c’est accepter la censure. 

Bien entendu, une radio privée peut faire le choix de ne plus diffuser les chansons de Saâd Lamjarred parce que sa responsabilité sociale le lui impose ou que son code de conduite interne le lui commande. Soit, mais je mets au défi une quelconque radio de vérifier les casiers judiciaires de tous les artistes dont elle accepte de diffuser les chansons. 

Et après tout, pourquoi interdirait-on les chansons d’une personne qui n’a pas encore été condamnée ? 

Mon étonnement était grand face à un argument en particulier : une personne qui a été poursuivie quatre fois pour les mêmes faits et qui plus est fait l’objet d’une détention provisoire est forcément coupable.

Mais si tel était le cas, quel serait l’intérêt de la procédure ? Quelle serait l’utilité de la justice ? Pourquoi donc ne le condamnerait-on pas d’ores et déjà, puisque le “quota des plaintes” à son encontre est atteint ? 

A mon sens, cet argument représente un grand danger pour nos libertés à tous, en tant que justiciables.

Parce que Saâd Lemjarred est poursuivi pour des faits graves et qu’il risque de perdre le bien le plus précieux de tous les hommes, sa liberté, il faut que la justice soit irréprochable à son égard. 

Comprenons-nous bien. A mon avis un violeur est une personne qui renie à sa victime son humanité et par là-même il se renie à lui-même son humanité.
En tant que juriste, mais surtout en ma qualité de citoyenne, je refuse de lui renier son humanité en lui déniant tout droit. Renier à un violeur son humanité, c’est renier ma propre humanité. 

Les victimes de viol qui portent plainte devant la justice refusent de se faire justice elles-mêmes et adhèrent par ce geste courageux au contrat social. Pourquoi la société choisirait-elle d’agir à leur place et de se substituer à la justice ? Je me pose la question.

La justice n’a pas à être rendue par les tribunaux ad hoc formés par twitter. 

Les décisions de justice ne font pas 240 caractères, elles sont motivées. 

Croire en la justice, c’est défendre les victimes de viol en tout lieu et exiger que le prononcé des sentences à l’encontre de leur violeur soit digne. 


Soyons dignes face à la gravité des enjeux.