mercredi 5 novembre 2014

Plaidoirie de Gisèle Halimi contre l'interdiction de l'avortement

En 1972, l'avortement est encore une infraction en France. Dans cette affaire dite affaire de Bobigny, Marie-Claire, une lycéenne de 16 ans est violée et tombe enceinte. Ayant décidé d'interrompre cette grossesse, elle sollicite l'aide de sa mère, Mme Chavalier. Une fois l'avortement pratiqué, la mère est poursuivie pour complicité d'avortement sur le fondement de l'article 317 ancien du Code pénal français. C'est alors Maître Gisèle Halimi qui la défendra. 

À la lecture de sa plaidoirie ci-dessous retranscrite, je n'ai pas pu m'empêcher de penser à la question de l'avortement au Maroc. À vrai dire, j'ai trouvé dans chaque ligne de cette plaidoirie une raison d'abroger les articles du Code pénal marocain pénalisant l'avortement. Je vous souhaite une excellente lecture.

« Monsieur le président, Messieurs du tribunal,
       Je ressens avec une plénitude jamais connue à ce jour un parfait accord entre mon métier qui est de plaider, qui est de défendre, et ma condition de femme.
Je ressens donc au premier plan, au plan physique, il faut le dire, une solidarité fondamentale avec ces quatre femmes, et avec les autres.
Ce que j’essaie d’exprimer ici, c’est que je m’identifie précisément et totalement avec Mme Chevalier et avec ces trois femmes présentes à l’audience, avec ces femmes qui manifestent dans la rue, avec ces millions de femmes françaises et autres.
Elles sont ma famille. Elles sont mon combat. Elles sont ma pratique quotidienne.
Et si je ne parle aujourd’hui, Messieurs, que de l’avortement et de la condition faite à la femme par une loi répressive, une loi d’un autre âge, c’est moins parce que le dossier nous y contraint que parce que cette loi est la pierre de touche de l’oppression qui frappe les femmes.
C’est toujours la même classe, celle des femmes pauvres, vulnérables économiquement et socialement, cette classe des sans-argent et des sans-relations qui est frappée.
Voilà vingt ans que je plaide, Messieurs, et je pose chaque fois la question et j’autorise le tribunal à m’interrompre s’il peut me contredire. Je n’ai encore jamais plaidé pour la femme d’un haut commis de l’État, ou pour la femme d’un médecin célèbre, ou d’un grand avocat, ou d’un P-DG de société, ou pour la maîtresse de ces mêmes messieurs.
Je pose la question. Cela s’est-il trouvé dans cette enceinte de justice ou ailleurs ? Vous condamnez toujours les mêmes, les « Mme Chevalier ». Ce que nous avons fait, nous, la défense, et ce que le tribunal peut faire, ce que chaque homme conscient de la discrimination qui frappe les mêmes femmes peut faire, c’est se livrer à un sondage très simple. Prenez des jugements de condamnation pour avortement, prenez les tribunaux de France que vous voudrez, les années que vous voudrez, prenez cent femmes condamnées et faites une coupe socio-économique : vous retrouverez toujours les mêmes résultats :
- 26 femmes sont sans profession, mais de milieu modeste, des « ménagères » ;
- 35 sont employées de bureau (secrétaires-dactylos) : au niveau du secrétariat de direction, déjà, on a plus d’argent, on a des relations, on a celles du patron, un téléphone… ;
- 15 employées de commerce et de l’artisanat (des vendeuses, des coiffeuses…) ;
- 16 de l’enseignement primaire, agents techniques, institutrices, laborantines ;
- 5 ouvrières ;
- 3 étudiantes.
Autre exemple de cette justice de classe qui joue, sans la moindre exception concernant les femmes : le manifeste des 343.
Vous avez entendu à cette barre trois de ses signataires. J’en suis une moi-même. Trois cent quarante trois femmes (aujourd’hui, trois mille) on dénoncé le scandale de l’avortement clandestin, le scandale de la répression et le scandale de ce silence que l’on faisait sur cet avortement. Les a-t-on seulement inculpées ? Nous a-t-on seulement interrogées ? Je pense à Simone de Beauvoir, à Françoise Sagan, à Delphine Seyrig – que vous avez entendues – Jeanne Moreau, Catherine Deneuve… Dans un hebdomadaire à grand tirage, je crois, Catherine Deneuve est représentée avec la légende : « La plus jolie maman du cinéma français » ; oui certes, mais c’est aussi « la plus jolie avortée du cinéma français » !

Retournons aux sources pour que Marie-Claire, qui s’est retrouvée enceinte à seize ans, puisse être poursuivie pour délit d’avortement, il eût fallu prouver qu’elle avait tous les moyens de savoir comment ne pas être enceinte, et tous les moyens de prévoir.
Ici, Messieurs, j’aborde le problème de l’éducation sexuelle.
Vous avez entendu les réponses des témoins. Je ne crois pas que, sur ce point, nous avons appris quelque chose au tribunal. Ce que je voudrais savoir, c’est combien de Marie-Claire en France ont appris qu’elles avaient un corps, comment il était fait, ses limites, ses possibilités, ses pièges, le plaisir qu’elles pouvaient en prendre et donner ?
Combien ?
Très peu, j’en ai peur.
Il y a dans mon dossier une attestation de Mme Anne Pério, professeur dans un lycée technique, qui indique que, durant l’année scolaire 1971-1972, il y a eu treize jeunes filles entre dix-sept ans et en vingt ans en état de grossesse dans ce lycée. Vous avez entendu, à l’audience, Simone Iff, vice-présidente du Planning familial. Elle est venue vous dire quel sabotage délibéré les pouvoirs publics faisaient précisément de cet organisme qui était là pour informer, pour prévenir, puisque c’est de cela qu’il s’agit.
Vous avez, Messieurs, heureusement pour vous, car je vous ai sentis accablés sous le poids de mes témoins et de leur témoignage, échappé de justesse à deux témoignages de jeunes gens de vingt ans et de dix-sept ans, mes deux fils aînés, qui voulaient venir à cette barre. Ils voulaient vous dire d’abord à quel point l’éducation sexuelle avait été inexistante pendant leurs études. L’un est dans un lycée et l’autre est étudiant. Ils voulaient faire – il faut le dire – mon procès. Mon procès, c’est-à-dire le procès de tous les parents. Car l’alibi de l’éducation sexuelle, à la maison, il nous faut le rejeter comme quelque chose de malhonnête.
Je voudrais savoir combien de parents – et je parle de parents qui ont les moyens matériels et intellectuels de le faire – abordent tous les soirs autour de la soupe familiale l’éducation sexuelle de leurs enfants.
Mme Chevalier, on vous l’a dit, n’avait pas de moyens matériels, et elle n’avait pas reçu elle-même d’éducation sexuelle. Je parle de moi-même et de mes rapports avec mes enfants. Moi, je n’ai pas pu le faire. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Mais je peux peut-être essayer de l’expliquer. Peut-être parce que, entre les parents et les enfants, il y a un rapport passionnel, vivant, vivace, et c’est bon qu’il en soit ainsi ; peut-être aussi parce que, pour les enfants, il y a cette image des rapports amoureux des parents et que cela peut culpabiliser les enfants et la mère ? Toujours est-il que l’on ne peut décider que les parents auront l’entière responsabilité de l’éducation sexuelle. Il faut des éducateurs spécialisés, quitte pour les parents à apporter, en quelque sorte, une aide complémentaire.
Pourquoi ne pratique-t-on pas l’éducation sexuelle dans les écoles puisqu’on ne veut pas d’avortement ?
Pourquoi ne commence-t-on pas par le commencement ? Pourquoi ?
Parce que nous restons fidèles à un tabou hérité de nos civilisations judéo-chrétiennes qui s’oppose à la dissociation de l’acte sexuel et de l’acte de procréation. Ils sont pourtant deux choses différentes. Ils peuvent être tous les deux actes d’amour, mais le crime des pouvoirs publics et des adultes est d’empêcher les enfants de savoir qu’ils peuvent être dissociés.

Deuxième responsabilité :
L’accusation, je le lui demande, peut-elle établir qu’il existe en France une contraception véritable, publique, populaire et gratuite ? Je ne parle pas de la contraception gadget, de la contraception clandestine qui est la nôtre aujourd’hui. Je parle d’une véritable contraception. Je dois dire que j’ai cru comprendre que même la contraception était prise à partie dans ce débat.
Je dois dire qu’il m’est arrivé de parler à plusieurs reprises de ce problème, publiquement. J’ai eu face de moi des hommes d’Église : même eux n’avaient pas pris cette position. La contraception, à l’heure actuelle, c’est peut-être 6% ou 8% des femmes qui l’utilisent. Dans quelles couches de la population ? Dans les milieux populaires, 1% !
Dans la logique de la contraception, je dis qu’est inscrit le droit à l’avortement.
Supposons que nous ayons une parfaite éducation sexuelle. Supposons que cela soit enseigné dans toutes les écoles. Supposons qu’il y ait une contraception véritable, populaire, totale, gratuite. On peut rêver… Prenons une femme libre et responsable, parce que les femmes sont libres et responsables. Prenons une de ces femmes qui aura fait précisément ce que l’on reproche aux autres de ne pas faire, qui aura manifesté constamment, régulièrement, en rendant visite à son médecin, sa volonté de ne pas avoir d’enfants et qui se trouverait, malgré tout cela, enceinte.
Je pose alors la question : « Que faut-il faire ? »
J’ai posé la question à tous les médecins. Ils m’ont tous répondu, à l’exception d’un seul : « il faut qu’elle avorte ». Il y a donc inscrit, dans la logique de la contraception, le droit à l’avortement. Car personne ne peut soutenir, du moins je l’espère, que l’on peut donner la vie par échec. Et il n’y a pas que l’échec. Il y a l’oubli. Supposez que l’on oublie sa pilule. Oui. On oublie sa pilule. Je ne sais plus qui trouvait cela absolument criminel. On peut oublier sa pilule. Supposez l’erreur. L’erreur dans le choix du contraceptif, dans la pose du diaphragme.
L’échec, l’erreur, l’oubli…
Voulez-vous contraindre les femmes à donner la vie par échec, par erreur, par oubli ? Est-ce que le progrès de la science n’est pas précisément de barrer la route à l’échec, de faire échec à l’échec, de réparer l’oubli, de réparer l’erreur ? C’est cela, me semble-t-il, le progrès. C’est barrer la route à la fatalité et, par conséquence, à la fatalité physiologique.
J’ai tenu à ce que vous entendiez ici une mère célibataire. Le tribunal, je l’espère, aura été ému par ce témoignage. Il y a ici des filles, des jeunes filles qui, elles, vont jusqu’au bout de leur grossesse pour des raisons complexes, mais disons, parce qu’elles respectent la loi, ce fameux article 317. Elles vont jusqu’au bout.
Que fait-on pour elles ? On les traites de putains. On leur enlève leurs enfants, on les oblige, la plupart du temps, à les abandonner ; on leur prend 80% de leur salaire, on ne se préoccupe pas du fait qu’elles sont dans l’obligation d’abandonner leurs études. C’est une véritable répression qui s’abat sur les mères célibataires. Il y a là une incohérence au plan de la loi elle-même.
J’en arrive à ce qui me paraît le plus important dans la condamnation de cette loi. Cette loi, Messieurs, elle ne peut pas survivre et, si l’on m’écoutait, elle ne pourrait pas survivre une seconde de plus : Pourquoi ?
Pour ma part, je pourrais me borner à dire : parce qu’elle est contraire, fondamentalement, à la liberté de la femme, cet être, depuis toujours opprimé. La femme était esclave disait Bebel, avant même que l’esclavage fût né. Quand le christianisme devint une religion d’État, la femme devint le « démon », la « tentatrice ». Au Moyen Âge, la femme n’est rien. La femme du serf n’est même pas un être humain. C’est une bête de somme. Et malgré la Révolution où la femme émerge, parle, tricote, va aux barricades, on ne lui reconnaît pas la qualité d’être humain à part entière. Pas même le droit de vote. Pendant la Commune, aux canons, dans les assemblées, elle fait merveille. Mais une Louise Michelle et une Hortense David ne changeront pas fondamentalement la condition de la femme.
Quand la femme, avec l’ère industrielle, devient travailleur, elle est bien sûr – nous n’oublions pas cette analyse fondamentale – exploitée comme les autres travailleurs.
Mais à l’exploitation dont souffre le travailleur, s’ajoute un coefficient de surexploitation de la femme par l’homme, et cela dans toutes les classes.
La femme est plus qu’exploitée. Elle est surexploitée. Et l’oppression – Simone de Beauvoir le disait tout à l’heure à la barre – n’est pas seulement celle de l’économie.
Elle n’est pas seulement celle de l’économie, parce que les choses seraient trop simples, et on aurait tendance à schématiser, à rendre plus globale une lutte qui se doit, à un certain moment, d’être fractionnée. L’oppression est dans la décision vieille de plusieurs siècles de soumettre la femme à l’homme. « Ménagère ou courtisane », disait d’ailleurs Proudhon qui n’aimait ni les juifs, ni les femmes. Pour trouver le moyen de cette soumission, Messieurs, comment faire ? Simone de Beauvoir vous l’a très bien expliqué. On fabrique à la femme un destin : un destin biologique, un destin auquel aucune d’entre nous ne peut ou n’a le droit d’échapper. Notre destin à toutes, ici, c’est la maternité. Un homme se définit, existe, se réalise, par son travail, par sa création, par l’insertion qu’il a dans le monde social. Une femme, elle, ne se définit que par l’homme qu’elle a épousé et les enfants qu’elle a eus.
Telle est l’idéologie de ce système que nous récusons.
Savez-vous, Messieurs, que les rédacteurs du Code civil, dans leur préambule, avaient écrit ceci et c’est tout le destin de la femme : « La femme est donnée à l’homme pour qu’elle fasse des enfants… Elle est donc sa propriété comme l’arbre à fruits est celle du jardinier. » Certes, le Code civil a changé, et nous nous en réjouissons. Mais il est un point fondamental, absolument fondamental sur lequel la femme reste opprimée, et il faut, ce soir, que vous fassiez l’effort de nous comprendre.
Nous n’avons pas le droit de disposer de nous-mêmes.
S’il reste encore au monde un serf, c’est la femme, c’est la serve, puisqu’elle comparaît devant vous, Messieurs, quand elle n’a pas obéi à votre loi, quand elle avorte. Comparaître devant vous. N’est-ce pas déjà le signe le plus certain de notre oppression ? Pardonnez-moi, Messieurs, mais j’ai décidé de tout dire ce soir. Regardez-vous et regardez-nous. Quatre femmes comparaissent devant quatre hommes… Et pour parler de quoi ? De sondes, d’utérus, de ventres, de grossesses, et d’avortements !...
-       Croyez-vous que l’injustice fondamentale et intolérable n’est pas déjà là ?
-       Ces quatre femmes devant ces quatre hommes !
-   Ne croyez-vous pas que c’est là le signe de ce système oppressif que subit la femme ? Comment voulez-vous que ces femmes puissent avoir envie de faire passer tout ce qu’elles ressentent jusqu’à vous ? Elles ont tenté de le faire, bien sûr, mais quelle que soit votre bonne volonté pour les comprendre – et je ne la mets pas en doute – elles ne peuvent pas le faire. Elles parlent d’elles-mêmes, elles parlent de leur corps, de leur condition de femmes, et elles en parlent à quatre hommes qui vont tout à l’heure les juger. Cette revendication élémentaire, physique, première, disposer de nous-mêmes, disposer de notre corps, quand nous la formulons, nous la formulons auprès de qui ? Auprès d’hommes. C’est à vous que nous nous adressons.
-    Nous vous disons : « Nous, les femmes, nous ne voulons plus être des serves ».
Est-ce que vous accepteriez, vous, Messieurs, de comparaître devant des tribunaux de femmes parce que vous auriez disposé de votre corps ?... Cela est démentiel !
Accepter que nous soyons à ce point aliénées, accepter que nous ne puissions pas disposer de notre corps, ce serait accepter, Messieurs, que nous soyons de véritables boîtes, des réceptacles dans lesquels on sème par surprise, par erreur, par ignorance, dans lesquels on sème un spermatozoïde. Ce serait accepter que nous soyons des bêtes de reproduction sans que nous ayons un mot à dire.
L’acte de procréation est l’acte de liberté par excellence. La liberté entre toutes les libertés, la plus fondamentale, la plus intime de nos libertés. Et personne, comprenez-moi, Messieurs, personne n’a jamais pu obliger une femme à donner la vie quand elle a décidé de ne pas le faire.
En jugeant aujourd’hui, vous allez vous déterminer à l’égard de l’avortement et à l’égard de cette loi et de cette répression, et surtout, vous ne devrez pas esquiver la question qui est fondamentale. Est-ce qu’un être humain, quel que soit son sexe, a le droit de disposer de lui-même ? Nous n’avons plus le droit de l’éviter.
J’en ai terminé et je pris le tribunal d’excuser la longueur de mes explications. Je vous dirai seulement encore deux mots : a-t-on encore, aujourd’hui, le droit, en France, dans un pays que l’on dit "civilisé", de condamner des femmes pour avoir disposé d’elles-mêmes ou pour avoir aidé l’une d’entre elles à disposer d’elle-même ? Ce jugement, Messieurs, vous le savez – je ne fuis pas la difficulté, et c’est pour cela que je parle de courage – ce jugement de relaxe sera irréversible, et à votre suite, le législateur s’en préoccupera. Nous vous le disons, il faut le prononcer, parce que nous, les femmes, nous, la moitié de l’humanité, nous sommes mises en marche. Je crois que nous n’accepterons plus que se perpétue cette oppression.
Messieurs, il vous appartient aujourd’hui de dire que l’ère d’un monde fini commence. »



jeudi 26 juin 2014

Entretien avec Rachida, 39 ans, femme de ménage : "On ne travaille pas au détriment de nos enfants, on travaille pour eux."

Entretien avec Rachida, 39 ans, femme de ménage. 
Rachida est mariée et mère d’un enfant âgé de dix ans, elle habite à Salé. Dans cet entretien, elle se prononce sur le discours de Benkirane a propos de la femme et le travail.

As-tu entendu parler du dernier discours de Benkirane sur la femme ?

Oui, bien sûr. Les gens en parlent dans le bus et dans le grand taxi. Les gens disent que Benkirane dit, pour la première fois, une chose importante : que la femme reste à la maison. Les hommes qui en parlaient n'avaient pas l'air de trouver ça choquant.
Mais d’après ce que j’ai vu et entendu, les femmes ne sont pas d’accord.

Qu’en penses-tu ?

Si je ne travaille pas, je ne vis pas.
Mon fils est asthmatique, pour acheter de la ventoline, il me faut 125 dirhams tous les trois jours. Il faut bien les payer, est-ce Benkirane qui va s’en charger ?
Si je laisse mon mari, pompiste, travailler seul, on ne pourra pas manger à notre faim. Déjà, avant que je ne commence à faire le ménage dans les maisons, on ne déjeunait qu’un jour sur deux, parce qu’il fallait penser au loyer, à l’électricité, à l’eau. Maintenant, j’ai une facture de 300 dirhams d’électricité, comment la payer si je ne travaille pas ?

Mon fils et moi ainsi que mon mari vivons dans une chambre et mon fils dort dans la même pièce que nous. Par la force de mon travail et celui de mon mari, on a pu contracter un crédit pour acheter un appartement dans un lotissement pour logements écomique.
Si je ne travaille pas, comment payer à chaque échéance ?

Votre fils souffre-t-il du fait que tu travailles ?

Mon fils va très bien. Je fais en sorte qu’il vive bien, qu’il mange à sa faim et qu’il s’habille correctement. Si je reste à la maison, je ne pourrai rien faire pour lui.
Une grande partie de mon salaire sert à payer l’école privée dans laquelle il est inscrit, je refuse qu’il soit dans une école publique.
D’ailleurs, si Benkirane veut faire quelque chose pour nous, il peut penser à améliorer nos écoles publiques.

Certaines personnes disent que le "peuple" est d’accord avec ce que dit Benkirane et que seule une petite élite francophone s’y oppose, qu’en penses-tu ? 

Au contraire, c’est le pauvre que ces paroles choquent. Pourquoi ? Le riche a de quoi vivre dans tous les cas, il a ses réserves. Mais si, moi, je ne travaille pas, on sera dans la rue.  
Au lieu de penser à améliorer nos conditions de travail, il y a des hausses de prix partout. Tout ce qu’on veut, c’est manger et que nos enfants soient scolarisés.
J’ai des voisines délaissées par leur mari, que doivent-elles faire ? Ne pas travailler ?
On ne travaille pas au détriment de nos enfants, on travaille pour eux.

Que représente le travail pour toi ?

Je ne peux pas rester à la maison sans travailler. C’est comme attendre la mort.
Je viens de la campagne, et depuis toute petite, je voyais ma mère travailler sur la terre. Les gens ne le savent pas, mais les femmes font exactement le même travail que l’homme dans le milieu rural, tout en s’occupant des enfants, de la cuisine et du ménage

Qu’est-ce que tu souhaiterais améliorer dans tes conditions de travail ?

Mes parents m’ont obligée à travailler dans les maisons depuis que j’ai 12 ans, alors le travail, je sais ce que c’est.

Pour les femmes qui travaillent comme moi dans les maisons, c’est important d’avoir des papiers. La solution c’est d’encourager les femmes, faire en sorte qu’elles aient un salaire minimum, un système de retraite. Faire en sorte qu’elle aient des droits, tout simplement.
Je connais des femmes qui travaillent du matin jusqu’au soir, dans des conditions pourries. C’est à elles que Benkirane doit s’intéresser.
On ne demande pas l’impossible, moi je n’ai pas été à l’école, je sais que je ne peux pas viser très haut. Mais j’ai des droits.

Je veux, comme l’homme, que mon pays aille de l’avant, et cela ne se fera pas en restant à la maison.




Ces propos ont été traduits de la darija au français. 


mardi 17 juin 2014

Le patriarcat institutionnalisé.


Il n’y aurait pas de lumière dans les foyers où la mère travaille, a déclaré ce mardi Benkirane devant la chambre des conseillers.
Ainsi, toi, femme qui aspire à travailler, à construire un projet quel qu’il soit, voici comment le chef du gouvernement te perçoit.

Sans doute celui-ci est soucieux du bien-être des femmes marocaines et nostalgique d’une certaine époque où elles étaient « beaucoup plus heureuses et épanouies » lorsqu’elles attendaient sagement que leurs enfants (ou du moins les garçons d’entre eux !) et leur tendre mari rentrent à la maison après une dure journée de labeur.
Elles trouvaient du réconfort dans le simple fait de réduire leur journée à un atelier cuisine-ménage, dans le fait de se sacrifier pour leur famille, quoi.
D’ailleurs, elles ne manquaient de rien, n’avaient pas besoin de travailler puisque leur mari les fournissaient en denrées alimentaires nécessaires à leur activité quotidienne susvisée et donc à leur bonheur. Parfois, il les gratifiait de quelques dirhams pour un bain au hammam bien mérité (les femmes en profitaient pour se tirer les cheveux les unes des autres, parce qu’elles sont des femmes et qu’elles aiment ça).
À défaut de riche époux, celles-ci pouvaient compter sur leurs frères qui, parce qu’ils héritent le double, assuraient leur survie matérielle.

Trêve de plaisanterie.

Ce que Benkirane n’a pas compris, c’est qu’en 2014, la société n’est pas tout à fait la même qu’au moyen-âge.
Ainsi, les dames tentent tant bien que mal d’être indépendantes par le travail. Beaucoup d’entres elles aiment le fait de sortir le matin, travailler et retrouver leur famille le soir.
Beaucoup d’entres elles, en revanche, n’aiment pas leurs conditions de travail, le harcèlement dont elles peuvent faire l’objet, les inégalités dont elles sont incontestablement les victimes en matière de salaire, d’égalité des chances, etc.  mais sur ça, Benkirane ne semble pas avoir d’opinion … ni de propositions.

Quel projet de société le gouvernement porte-t-il pour les femmes ? Quelle citoyenne le gouvernement imagine-t-il pour le Maroc d’aujourd’hui et de demain ?

À ce jour :

-      -  Le mariage des mineurs ;
-      - La non-abrogation de lois pénales obsolètes et profondément injustes ;
-      - Le report de la réforme contre les violences faites aux femmes ;
-      -  Des nominations aux hautes responsabilités de l’État contraires à la parité et donc à la constitution ;
-      - ET J’EN PASSE ET DES MEILLEURES.

Autant d’échecs portant une atteinte grave à la dignité des femmes qui, rappelons-le, sont bel et bien des êtres-humains.

Le gouvernement oublie que beaucoup travaillent depuis la nuit des temps dans le milieu rural où elles jouaient exactement le même rôle que les hommes. Seules pouvaient s’offrir le luxe de ne pas travailler celles qui appartenaient à des familles aisées.
Nombreuses sont celles qui arrivent aujourd'hui à allier travail et vie de famille et même à mener une vie associative par laquelle elles contribuent au développement du Maroc. Ces femmes, parfois divorcées, sont de vrais chefs de famille, qui ne comptent que sur le fruit de leur travail pour nourrir leurs enfants. Leurs enfants se portent la plupart du temps très bien et sont ambitieux, à l’image de la mère qu’ils ont eu la chance d’avoir.

Le gouvernement oublie également les conséquences désastreuses d’une politique économique qui voudrait se priver, purement et simplement, de 50% de la population active. Dans un pays comme le Maroc, c’est intenable…

Peut-être Benkirane a-t-il peur de cette nouvelle génération de femmes éduquées, de femmes travailleuses qui osent revendiquer l’égalité entre les sexes et leur liberté, qui s’imposent en tant que membres à part entière de la société. Peut-être que Benkirane ne voit pas en ces femmes un électorat potentiel et cherche à les annihiler.
Ce que Benkirane ignore, c’est que les femmes aujourd’hui n’accepteront pas la soumission et se battront pour leurs libertés. Il vaudrait donc mieux ne pas trop les mettre en colère.

mardi 10 juin 2014

Droit du travail : La Cour suprême autorise l’exploitation des domestiques

Un arrêt récent de la Cour suprême marocaine vient de casser un arrêt de la Cour d’appel de Kenitra condamnant un employeur à indemniser un salarié pour licenciement abusif.

Cet employé de maison effectuait des tâches diverses comme le jardinage, le gardiennage ainsi que la cuisine. Suite à son licenciement, il réclame des dommages-intérêts pour licenciement abusif. Cette demande accueillie par la Cour d’appel est rejetée par la Haute juridiction qui motive sa décision par l’absence d’une loi spéciale réglementant le travail des domestiques.

Sur l’existence d’un lien de subordination.

L’article 6 du Code du travail marocain dispose : « est considérée comme salariée toute personne qui s’est engagée à exercer une activité professionnelle sous la direction d’un ou de plusieurs moyennant rémunération quels que soient sa nature et son mode de paiement ».

Le salarié s’engage donc à effectuer une prestation en faveur d’un employeur contre une rémunération.

Ce même article ajoute dans un deuxième alinéa « est considéré comme employeur toute personne physique ou morale, privée ou publique, qui loue les services d’une ou plusieurs personnes physiques »

En l’espèce, nous sommes en présence d’une personne physique (A) effectuant des travaux de jardinage, de gardiennage et de cuisine au profit d’une personne privée (B) qui la rémunère.

(A) et (B) sont liés par un lien de subordination, puisque (B) exerce un pouvoir de direction, de contrôle et un pouvoir disciplinaire sur (A).

Ainsi, nous pouvons d’ores et déjà dire que (A) est salarié et que (B) est employeur.

Ce simple constat est important, puisqu’il soumet les parties à l’application du Code du travail. Or, la Cour suprême préfère, au lieu de retenir cette qualification afin de protéger le salarié, la rejeter et donc protéger l’employeur – le Code du travail étant surtout dans une logique de protection du salarié, et non d’égalité entre les parties, comme c’est le cas du Code civil.

Sur l’inexistence d’un contrat écrit.

La loi n’impose en aucun cas que le contrat de travail soit écrit. En effet, seuls doivent être écrits les contrats de travail à durée déterminée – ce qui ne semble pas être le cas en l’espèce. Quand bien même ce serait le cas, le CDD non écrit est requalifié en contrat à durée indéterminée, ce qui profite, in fine, au salarié.

D’ailleurs, l’article 15 dispose « en cas de conclusion par écrit, le contrat de travail doit être établi en deux exemplaires revêtus des signatures du salarié et de l’employeur légalisées par l’autorité compétente. Le salarié conserve l’un des deux exemplaires ».

Cela veut dire qu’a contrario, le contrat de travail peut ne pas être écrit.
En tout état de cause, le juge n'est pas lié par les stipulations du contrat, il observe la relation de fait qui existe entre l’employeur et le salarié. Le contrat peut bien stipuler qu’il s’agit d’une prestation de jardinage, mais si dans les faits il s’avère que le salarié effectue en plus d’autres prestations, le juge écarte la qualification retenue par les parties et regarde exclusivement la situation de fait existant entre elles.

À ce titre, l’article 18 du même code dispose que  « la preuve de l’existence du contrat de travail peut être rapportée par tous les moyens ».

Ainsi, il ne peut résulter de l’inexistence d’un contrat de travail écrit l’absence de tout lien de subordination.

Une fois l’existence d’un lien de subordination constatée, ainsi que l’existence d’un contrat de travail à durée indéterminée établie, quelles sont les conséquences de cette qualification sur le licenciement du salarié ? 

Le licenciement du salarié.

L’article 52 du Code du travail dispose : « le salarié lié par un contrat de travail à durée indéterminée a droit à une indemnité, en cas de licenciement après six mois de travail dans la même entreprise quels que soient le mode de rémunération et la périodicité du paiement du salaire ».

Cet article n’impose en aucun cas l’absence de faute de la part du salarié pour que cette indemnité lui soit versée. Il y a donc droit quel que soit le motif de son licenciement.

Outre cette indemnité qu'on appelle "indemnité de licenciement", l'article 35 du Code du travail dispose : « est interdit le licenciement d’un salarié sans motif valable sauf si celui-ci est lié à son aptitude ou à sa conduite », il s'agit alors d'un licenciement abusif qui donne droit à une indemnité de licenciement abusif séparée de la simple indemnité de licenciement susvisée.

Un autre article, l’article 39, précise les cas où un salarié peut être licencié. Celui-ci ne peut l’être que s’il a commis une faute grave, entrant dans le champ de cet article : « sont considérées comme fautes graves pouvant provoquer le licenciement du salarié :

-       - le délit portant atteinte à l’honneur, à la confiance ou aux bonnes mœurs ayant donné lieu à un jugement définitif et privatif de liberté ;
-            - la divulgation d’un secret professionnel ayant causé un préjudice à l’entreprise ;
-            - le fait de commettre les actes suivants à l’intérieur de l’établissement ou pendant le travail :

·      le vol ;
·      l’abus de confiance ;
·      l’ivresse publique ;
·      la consommation de stupéfiants ;
·      l’agression corporelle ;
·      l’insulte grave ;
·      le refus délibéré et injustifié du salarié d’exécuter un travail de sa compétence ;
·      l’absence non justifiée du salarié pour plus de quatre jours ou de huit demi-journées pendant une période de douze mois ;
·      la détérioration grave des équipements, des machines ou des matières premières causée délibérément par le salarié ou à la suite d’une négligence de sa part ;
·      la faute du salarié occasionnant un dommage matériel considérable à l’employeur ;
·      l’inobservation par le salarié des instructions à suivre pour garantir la sécurité du travail ou de l’établissement ayant causé un dommage considérable ;
·      l’incitation à la débauche ;
·      toute forme de violence ou d’agression dirigée contre un salarié, l’employeur ou son représentant portant atteinte au fonctionnement de l’entreprise ;
·      l’incitation à la débauche.

Dans ce cas, l’inspecteur du travail constate l’atteinte au fonctionnement de l’établissement et en dresse un procès verbal ».
  
Sauf à prouver que le salarié a commis l’une des fautes susvisées, l’employeur ne peut licencier comme bon lui semble. Même dans le cas où la faute est réelle, sa constatation par l’inspection du travail est nécessaire.
Si ces règles ne sont pas respectées, l’employeur engage sa responsabilité, et le salarié a droit à une indemnité pour licenciement abusif, indemnisation acceptée par la Cour d’appel de Kenitra en se basant sur les dispositions du Code du travail.

Oui, mais bon.

Dans d’autres Etats, il arrive souvent que les plus hautes juridictions prononcent des arrêts absurdes afin de faire réagir le législateur.
Dans ces mêmes Etats, le législateur est au fait de toutes les décisions prononcées, et parfois, il réagit par l’adoption d’une loi neutralisant les conséquences jurisprudentielles de ces décisions, c’était le cas en France avec l’arrêt Perruche par exemple.
J’avoue avoir du mal à croire que les juges de la Cour suprême ont statué ainsi dans le but de faire adopter une législation relative aux domestiques. Si tel est le cas, ils se rendront vite compte que ce n’est pas la bonne stratégie puisqu’un projet de loi sur la question traîne au parlement depuis un an.

Le juge judiciaire peut adopter deux positions. Soit il choisit la facilité en disant qu’il y a vide juridique - et même dans ce cas il aurait pu statuer en faveur du salarié tant il a le pouvoir de créer des contrats sui generis – et débouter tout domestique se présentant devant lui.
Soit il choisit le courage de faire son travail qui consiste à protéger les « droits et libertés et la sécurité judiciaire des personnes » (article 117 de la Constitution) quitte à provoquer un séisme jurisprudentiel ce qui n’aurait d’autres conséquences que de faire réagir le législateur (enfin !).

En l’espèce, il choisit de rendre un arrêt lâche et vide de sens laissant les domestiques à la merci de leurs employeurs qui n’ont aucun scrupule à les exploiter comme on exploite des esclaves.


PS : Cet article aurait été plus long si j’avais parlé du délit pénal de travail dissimulé commis par l’employeur.